Des inégalités climatiques à rendre insomniaque
Si quelque chose ressort de nos analyses de données, c’est bien la diminution des écarts de température entre le jour et la nuit. Cette amplitude thermique, de surcroît, est plus ou moins grande selon le couvert végétal protégeant les quartiers.
14 h 30, Québec – Gabrielle et Ginette, toutes deux septuagénaires, arrivent en sueur au 204, rue Gauvin, pour leur café-rencontre mensuel à la Fraternité de Vanier. Est-il possible aussi qu’elles aient mal dormi, à la suite d’une nuit trop chaude? On pourrait le croire, car si quelque chose ressort de nos analyses de données, c’est bien la diminution des écarts de température entre le jour et la nuit. Cette amplitude thermique, de surcroît, est plus ou moins grande selon le couvert végétal protégeant les quartiers.
Le sujet de la rencontre du mois de juin : Vivre avec une chaleur accablante. « On peut dire que c’est approprié comme thème de discussion aujourd’hui, en tout cas! », souffle Ginette, quelque peu exaspérée, alors qu’elle passe sa main dans ses cheveux humides pour leur redonner un peu de volume. Ce jour-là, les données d’Environnement et changement climatique Canada (ECCC) indiquent une température de 25,3 °C à la station météorologique Jean-Lesage, située sur un terrain vague en bordure de l’aéroport de Québec. Or, force est de constater qu’il fait bien plus chaud dans le quartier résidentiel de Vanier, entouré d’un parc industriel à l’ouest et au nord, et d’une zone commerciale à l’est.
Saint-Roch, Saint-Sauveur, Saint-Jean-Baptiste et Vanier sont parmi les quartiers les plus fortement minéralisés de la ville, et la faible présence de verdure laisse place à de nombreux îlots de chaleur urbains (ICU). Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), un îlot de chaleur est une « différence de température observée entre les milieux urbains et les zones rurales environnantes » 1. Cette définition est associée aux grandes métropoles canadiennes comme Toronto, Montréal et Vancouver, qui abritent des quartiers densément peuplés où l’ère de l’industrialisation a laissé sa trace dans des arrondissements anciennement habités par des classes ouvrières à faible revenu.
ECCC recueille des données depuis 1965 à la station Jean-Lesage, la station de référence de la région de la Capitale-Nationale sélectionnée par l’INSPQ pour établir le moment où il y a une vague de chaleur extrême.
C’est grâce à ces données et à celles obtenues auprès des stations météorologiques temporaires aux quatre coins de la ville de Québec installées en 2011 par le Gouvernement du Québec2 que nous avons été en mesure de visualiser les importants écarts de température entre les quartiers à plus faible revenus et la station Jean-Lesage, située dans un environnement considéré rural.
À chaleur inégale, conséquences inégales
La Ville de Québec compte parmi les bons élèves en termes d’indice de canopée, c’est-à-dire la proportion de la cime des arbres visibles du ciel. Avec un indice avoisinant les 32 %3, comparativement à Montréal qui ne dépasse pas les 25 %4, la capitale provinciale n’est donc pas sous les feux des projecteurs en termes de lutte aux ICU.
Pourtant, la problématique persiste, car la verdure et la forêt urbaine sont loin d’être équitablement distribuées sur le territoire. Le quartier qu’habite Gabrielle, celui de Vanier, ne compte que 14 % 3 de canopée. Ainsi, la chaleur relâchée par les surfaces minérales entraîne les températures à la hausse, nuit et jour, lors des périodes de chaleur accablantes, ne laissant que très peu, voire aucune chance au corps de se rafraîchir. En comparaison, un quartier comme Sainte-Foy (ligne verte – graphiques 1 et 2), également dit « urbain », et qui présente un indice de canopée de 21 % 5, montre de moins grands écarts de température avec la station Jean-Lesage (ligne grise – graphiques 1 et 2).
Graphique 1 : En 2012, on remarque d’importants écarts de température entre la station de référence Jean-Lesage (ligne grise) et la station météorologique temporaire située en plein cœur du quartier Saint-Sauveur (ligne rouge). Nous présentons ces différences de température pour l’année 2012 uniquement, car une partie des données n’étaient disponibles que pour la moitié de l’été 2011 et de l’été 2012. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Graphique 2 : Les écarts entre Jean-Lesage (ligne grise) et Saint-Sauveur (ligne rouge) sont encore plus importants pour les températures minimales majoritairement associées aux températures nocturnes. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Ces différences de température sont en partie causées par la forte présence de surfaces minéralisées. L’asphalte et le béton ont une importante capacité d’absorption de chaleur; ceci a pour effet de maintenir la température plus élevée comparativement aux surfaces végétalisées, qui relâchent de la fraîcheur grâce à l’évaporation d’eau.
« Je suis diabétique et cardiaque, je n’ai pas de climatiseur, alors c’est certain que quand il fait chaud, je ne peux pas faire grand-chose. On oublie le ménage et la cuisine, je fais des mots croisés et j’écoute la télévision avec des débarbouillettes froides sur ma nuque […] et on ne parle même pas de dormir, c’est impossible! », lance Ginette, irritée, mais tout de même souriante. Gabrielle, assise à sa droite, café à la main, abonde en ce sens : « Quand il fait chaud, c’est comme si tout est au ralenti. Je n’ai envie de rien, je n’ai pas faim et j’ai trop chaud pour cuisiner ».
Carte 1 : Cette carte interactive présente l’emplacement des différentes stations météorologiques dans la ville de Québec ainsi que les différentes moyennes de température par rapport à la station de référence Jean-Lesage. Nous avons calculé ces différences pour les mois de juin, juillet et août. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Comme le montrent la carte 1 et le graphique 3, les températures varient en moyenne de 2 à 3 °C , selon le quartier, mais l’écart peut aller jusqu’à 6 degrés, une différence qui peut être lourde de conséquences considérant que comme plusieurs autres quartiers à forte présence d’îlots de chaleur, Saint-Sauveur et Vanier comptent parmi les milieux à plus faible revenu du territoire de Québec, selon le dernier recensement disponible6.
« L’aspect revenu influence la qualité du logement, l’isolation, la climatisation, l’accessibilité aux parcs, aux piscines, aux bibliothèques climatisées », affirme le Dr Pierre Gosselin, chercheur coordonnateur au sein d’Ouranos (Consortium sur la climatologie régionale et l’adaptation aux changements climatiques), et auteur de nombreux rapports en santé environnementale pour l’INSPQ. Il poursuit en relevant que « les quartiers défavorisés sont à 98 % des îlots de chaleurs urbains ».
Graphique 3 : On peut voir que la température moyenne estivale de la station de référence Jean-Lesage pour 2012 oscille entre 15 et 25 °C à l’été 2012. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Graphique 4 : Pour la même période (été 2012), les stations temporaires situées en milieu urbain affichent des températures beaucoup plus élevées, jusqu’à 6 degrés de plus que la station de référence située en milieu rural. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
On peut voir que la température estivale de la station de référence Jean-Lesage pour 2012 varie entre environ 15 et 25 degrés Celsius. En revanche, les stations temporaires montrent des différences de température faisant grimper la température à des niveaux beaucoup plus élevés. À noter qu’il s’agit de la température de l’air et non de celle ressentie par le corps. Pour des raisons méthodologiques, nous avons choisi de ne pas prendre en compte le facteur humidex, même si celui-ci peut avoir une grande influence sur la température réellement ressentie.
Amplitude thermique : quand la nuit rafraîchit de moins en moins
Lors de périodes de chaleur extrême, une augmentation d’à peine quelques degrés des températures estivales nocturnes affecte la santé de personnes plus vulnérables, notamment les aînés et aînées qui habitent les quartiers densément peuplés.
Par l’analyse des données d’ECCC, on observe dans les graphiques 5 et 6 une diminution de l’amplitude thermique. Celle-ci est définie par l’écart entre les températures journalières les plus élevées et les plus basses. La réduction de l’écart a pour effet principal de rapprocher les températures nocturnes de celles du jour, perturbant ainsi le sommeil.
« Tout ce qui augmente la température minimale a de l’importance parce que ça ne permet pas au corps d’avoir un certain répit [en période de chaleur extrême] », précise le Dr Gosselin.
Ce répit nocturne est essentiel, même vital. Un constat documenté par l’INSPQ et que partage la Dre Claudel Pétrin-Desrosiers, membre de l’Association canadienne et québécoise des médecins pour l’environnement : « L’organisme absorbe jusqu’à un certain point une partie du stress causé par la chaleur, mais à un moment donné, c’est fini, et ça arrive plus vite quand on est âgé parce qu’on transpire moins et qu’on ressent moins la soif. […] Quand on vieillit, les mécanismes de thermorégulation sont moins efficaces et le corps est moins capable d’évacuer la chaleur et de donner des signaux ».
Graphique 5 : On observe une diminution de près de 1 °C dans l’amplitude thermique à la station Jean-Lesage. Cela montre qu’en moyenne, depuis 1965, les températures nocturnes lors des périodes de chaleur prolongées ont augmenté de près de 1 °C . Nous nous sommes inspirés de la notion de l’INSPQ de « vague de chaleur » pour définir une « période de chaleur prolongée », soit une période de trois jours et plus où les températures maximales dépassent les 30 °C et les minimales ne descendent jamais en dessous de 17 °C. Les termes canicule et vague de chaleur sont des concepts assez connus du grand public, mais l’amplitude thermique demeure un effet des changements climatiques très peu abordé, malgré ses impacts sur le corps et les risques pour la santé. Pour plus de détails, rendez-vous à la section Méthodologie. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Graphique 6 : On observe que l’amplitude thermique durant les périodes de chaleur prolongées a diminué de plus de 1 °C depuis 20 ans à la station de Sainte-Foy, située en milieu urbain. Cette baisse plus prononcée des écarts de température entre le jour et la nuit prouve que les surfaces minéralisées conservent plus la chaleur du jour. Crédits : Ali Akbar Sabzi Dizajyekan.
Ce qui à première vue peut sembler banal est loin de l’être pour le Dr Gosselin, car une diminution d’à peine 1 °C à la station Jean-Lesage est exacerbée dans les endroits densément minéralisés. « On a fait des études pour les quartiers défavorisés de toutes les villes du Québec. On a demandé : “ Avez-vous des malaises, des problèmes de santé mentale ou physique? ” . Les résultats montrent que lors d’une journée juste assez chaude pour qu’on ait de la difficulté à dormir la nuit, même pas dans des cas de vagues de chaleur, 40 % ont répondu avoir subi des problèmes de santé… C’est énorme! »
Amplifier ce qui reste de vert
Pour sensibiliser à l’importance de la conservation et de la valorisation des espaces verts, un groupe de citoyens et de citoyennes se mobilise pour créer un « parc d’agriculture urbaine », comme l’indique Vicky Plourde, résidente du quartier Saint-Roch. « On veut se réapproprier un vaste espace menacé par le troisième lien […] Saint-Roch, c’est un gros îlot de chaleur et ici c’est l’occasion de verdir ».
De fait, ce projet liant la ville de Québec et Lévis par un tunnel autoroutier menace d’entraîner la bétonisation de plusieurs mètres carrés de verdure dans le quartier Saint-Roch.
Pour le Dr Gosselin, médecin spécialiste en santé et climat, il n’est surtout pas approprié de minéraliser encore plus. « Il faut plutôt penser à faire l’inverse, donc préserver ce qu’on a. La Ville de Québec possède une canopée très faible dans ces quartiers-là, il serait donc important de penser à verdir davantage ».
La Ville a mis en place un plan de lutte aux îlots de chaleur qui vise une augmentation de 3 % de l’indice de canopée en 10 ans, passant ainsi à 35 % d’ici 2025. En 2020, c’est plutôt une diminution de 1 % qui a été observée, selon le plus récent bilan présenté en juillet 2021. De plus, faute d’espaces disponibles, cette augmentation est inégalement répartie. Pour les quartiers urbains comme celui de Gabrielle, un maigre objectif de 15 % est envisagé.
En conférence de presse, l’administration du maire Régis Labeaume se défend en affirmant que ces pourcentages pourraient même être dépassés. De plus, le maire tient à rappeler que la Ville de Québec détient l’un des meilleurs indices de canopée. « Regardez la forêt et n’ayez pas le nez sur l’arbre… 32 % de canopée dans une ville nord-américaine, c’est énorme. Je vous mets au défi d’aller voir statistiquement combien de villes en Amérique du Nord qui ont au moins la taille de Québec possèdent des canopées de 31-32 %. Il y en a sûrement, mais très peu ».
Défi accepté! Certes, la végétation des banlieues en périphérie du centre-ville contribue à améliorer la position enviable de la Ville de Québec et est responsable de ce 32 %. Or, l’indice de canopée des quartiers centraux est, lui, comparable à ceux des autres grandes villes canadiennes, par exemple. Les dernières données disponibles pour Montréal , Toronto7 et Vancouver8 montrent que la mesure de la cime des arbres et arbustes, à partir de photos satellites, est sensiblement la même, soit autour de 10 % à 15 %.
Faire de son mieux avec peu
Des initiatives comme Verdir Saint-Roch et Verdir Saint-Sauveur aménagent depuis quelques années des espaces de répit et de fraîcheur pour les citoyens et citoyennes. « Le but est d’offrir des espaces supplémentaires à la population, explique Marylou Boulianne, directrice générale de la société du commerce du quartier Saint-Sauveur. Les gens vivent en appartement et ils n’ont pas nécessairement de cour où se rafraîchir ».
Grâce à une équipe de bénévoles, plusieurs espaces éphémères, décorés de bacs à fleurs et d’arbustes, s’alignent le long de l’artère commerciale de la rue Saint-Vallier Ouest. Mme Boulianne est consciente des obstacles et des limitations physiques du quartier Saint-Sauveur. « On a deux mètres de trottoir, après ça, c’est la rue […] je vous avoue qu’on est quand même assez limités dans ce qu’on peut faire ».
Pour le Dr Gosselin, il s’agit « [d’] un pas dans la bonne direction, mais insuffisant […] Il y a une gradation dans tout ça… des bacs à fleurs, ça n’aide pas vraiment [à la lutte aux îlots de chaleur]; des arbustes, ça aide, et des arbres, c’est encore mieux, mais chaque fois qu’on déminéralise, c’est efficace ».
Avec la publication du récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui annonce d’importantes hausses de température dans un futur rapproché, et compte tenu de l’amplitude thermique qui tend à diminuer, et ce, de façon plus marquée dans les quartiers urbains, le verdissement des surfaces minérales et des toitures est parmi les pistes à considérer pour amoindrir les effets des changements climatiques sur les plus vulnérables : les aînés et aînées habitant les quartiers à plus faible revenu.
Méthodologie: les dessous de ce reportage sur les îlots de chaleur urbains
L’une des premières difficultés fut d’accepter que nous ne soyons pas des experts en sciences du climat et que malgré toute notre bonne volonté et notre souci de rigueur, nous risquions de poser de mauvaises questions aux chiffres, de faire face à des embûches terminologiques et de nous retrouver face à des culs-de-sac.
Trouver notre angle a été une suite d’essais et erreurs. Dans le milieu journalistique, nous sommes habitués à produire des reportages à partir d’un événement, d’une annonce, d’un communiqué, bref, d’un élément précis qui sert de point de départ. Des milliers de données brutes sur des centaines d’années sont loin de se qualifier comme un entonnoir à idées. Bien qu’excitant, se retrouver face à autant de possibilités a été confrontant. Un bon nombre d’heures se sont écoulées à discuter avec des chercheurs et des chercheuses dans le but de déterminer si une hypothèse pouvait se concrétiser à travers les chiffres. La plupart du temps, on nous a mentionné que bien qu’une tendance soit observable, il est scientifiquement incorrect de l’associer comme un effet direct des changements climatiques. Trouver des tendances climatiques qui sont en lien avec les changements climatiques a donc été notre premier défi.
Malgré ces embûches, nous avons réussi à trouver une « tendance à la baisse de l’amplitude thermique », un concept que nous croyons être méconnu du grand public et être peu abordé en général lorsque la hausse des températures est mentionnée comme l’une des conséquences des changements climatiques. Nos résultats sont le fruit d’une centaine d’heures de recherche, d’entrevues et d’essais-erreurs dans la visualisation des données.
Nous sommes également fier et fière d’avoir été en mesure d’élaborer une méthode de travail et de collaboration. Ce reportage est pour nous une première expérience de journalisme de données pour nous et sa réalisation a pris plus de temps que prévu par manque de méthode justement. Est-il mieux de commencer par ratisser la littérature pour trouver une possible problématique et tenter de voir si elle se reflétait dans les chiffres? Faut-il directement se pencher sur les données pour voir si une tendance se dessine et par la suite vérifier si elle est attribuable au changement climatique? Notre conclusion est la suivante : ni l’un ni l’autre.
Dans ce domaine alliant journalisme et science, une étroite collaboration est de mise, et la marche à suivre peut dépendre de chaque individu. Pour notre part, nous retenons qu’il faut partir d’une conséquence scientifiquement reconnue comme étant liée aux changements climatiques et adapter notre angle de reportage au fur et à mesure que les visualisations nous parlent. Par exemple, en ce qui concerne les vagues de chaleur, il est scientifiquement reconnu que le climat se réchauffe, mais les visualisations ne montrent pas de changement à la hausse des vagues de chaleur. Nous avons donc modifié l’angle du reportage lorsque les visualisations nous ont montré une baisse de l’amplitude thermique et que nos entrevues avec des experts ont confirmé que cela pouvait avoir des conséquences sur la santé des plus vulnérables.
Définir une vague de chaleur
Après de nombreux entretiens, nous avons finalement décidé de nous pencher sur les impacts de la chaleur sur la santé. Notre premier réflexe a été de vérifier si une augmentation des vagues de chaleur était observable au fil des 60 dernières décennies. La réponse initiale n’a pas été concluante. Non seulement il n’y a pas eu d’augmentation des vagues de chaleur depuis 1965, mais il n’y a eu que 9 vagues de chaleur dans la région de Québec depuis toutes ces années! Tout de suite, nous avons pensé à une erreur de paramétrage pour filtrer l’océan de données à notre disposition, car il nous a semblé impossible que les vagues de chaleur n’aient pas augmenté depuis 1965, considérant l’augmentation de la température moyenne!
Une vague de chaleur est définie dans un but de prédiction par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) comme « une période d’au minimum 3 jours consécutifs pendant laquelle les moyennes mobiles sur 3 jours des températures maximales et minimales observées aux stations météorologiques de référence des régions sociosanitaires (RSS) atteignent les valeurs seuils de chaleur extrême préalablement définies. » Pour la région de Québec, ces seuils sont de 31 degrés Celsius et 18 degrés Celsius.
Après plusieurs courriels échangés avec le Dr Ray Bustinza, chercheur à l’INSPQ et responsable du système d’alerte SUPREME, un système permettant de prévenir les impacts sur la santé des événements météorologiques extrêmes, nous avons découvert un élément crucial à notre reportage : la définition de vague de chaleur telle que proposée par l’INSPQ n’a pas été introduite dans le but d’observer une évolution quelconque du climat, mais à des fins de gestion de risque pour la santé des Québécois et Québécoises! Cette distinction est importante pour deux raisons. Premièrement, de par sa nature, la définition est très spécifique, car elle doit permettre de filtrer les problèmes de santé et de décès uniquement liés à la chaleur pour ensuite se traduire en alertes auprès des intervenants régionaux et ministériels du réseau de la santé publique lorsque les seuils de risque sont à prévoir. Cela explique donc en partie pourquoi si peu d’épisodes de vague de chaleur sont répertoriés.
Deuxièmement, cette définition varie dans le temps et selon les régions. Des études ont été menées à travers le Québec pour observer les augmentations d’hospitalisations et de décès, et des seuils distincts ont été mis en place pour l’ensemble des différentes régions sociosanitaires (RSS). Avec le vieillissement de la population, les définitions de vagues de chaleur ont changé en 2018 pour éviter d’inclure une augmentation d’hospitalisations et de décès non liés à la chaleur.
Par contre, le programme SUPREME ne prend pas en compte les facteurs aggravants.
En effet, le Dr Ray Bustinza, chercheur à l’INSPQ et responsable du système d’alerte, affirme que des seuils distincts ont été mis en place pour l’ensemble des régions sociosanitaires (RSS) et de ses populations, sans égard aux endroits à plus forte densité en îlots de chaleur ni aux facteurs démographiques comme l’âge et le revenu. Il explique que « les seuils ont été fixés en étudiant les impacts des températures sur la santé, ainsi ces températures, bien que mesurées dans la station Jean-Lesage, représentent un risque pour la santé pour toute la région de Québec. »
Nous avons donc décidé de faire parler les chiffres en dehors de la définition de vague de chaleur proposée par l’INSPQ, car nous n’avions pas l’intention de prédire des températures extrêmes, puisque nous nous basions déjà sur des données historiques. C’est ainsi que nous avons créé la notion de période de chaleur prolongée, avec une définition qui, bien que conservatrice, est ancrée dans la réalité terrain en prenant en compte les différences de températures entre les milieux urbains et ruraux. Pour la région de Québec, une période de chaleur prolongée se définit comme une période d’au minimum 3 jours consécutifs pendant laquelle les moyennes mobiles des températures maximales observées à la station météorologique de référence Jean-Lesage atteignent la valeur seuil de chaleur extrême de 30 degrés Celsius et dépasse un température minimale quotidienne de 17 degrés Celsius. Il était important de conserver le critère des 3 jours consécutifs minimum, car une simple augmentation du nombre de journées où les seuils atteignent des températures maximales et minimales de respectivement 30 degrés Celsius et 17 degrés Celsius ne signifie pas nécessairement une augmentation des risques pour la santé. En utilisant une telle définition, nous avons été en mesure d’analyser suffisamment de périodes pour observer une tendance à la baisse de l’amplitude thermique.
Afin d’utiliser les données ouvertes d’ECCC, et de les visualiser sous forme de périodes de chaleur, des prétraitements importants avec différents scénarios d’intervalles de température à travers l’ensemble des jeux de données quotidiennes ont été réalisés, et une analyse de l’indice d’humidité avec ensemble de données horaires a été effectuée. L’humidex n’a pas été pris en compte, car il ne s’agissait pas d’un indicateur scientifique.
L’importance de la dimension historique et pourquoi la Ville de Québec
Un autre obstacle encouru dès le début du reportage a été le choix de l’emplacement. En journalisme, pour « raconter les données » il faut une histoire. Le but n’étant pas de faire une étude exhaustive et comparative de l’impact de la chaleur à travers le Québec (plusieurs consortiums, chaires et instituts ont déjà ce mandat), nous avons choisi de nous concentrer sur la Ville de Québec, car la forte présence d’ICU était déjà connue et en dehors de Montréal, mais aussi parce qu’il s’agit d’un des rares endroits où la collecte de données météorologiques remonte à suffisamment longtemps et de façon continue pour pouvoir observer des tendances.
Cela nous amène à réfléchir à l’importance de la dimension historique en recherche scientifique. L’un des constats importants que nous avons fait au fil de nos travaux pour ce reportage est le suivant : bien que de nombreuses études présentent des projections climatiques pour les prochaines décennies, très souvent, nous nous sommes butés à un manque de données permettant de remonter suffisamment loin pour évaluer une théorie. La question se pose à savoir si aujourd’hui, suffisamment de démarches sont mises en œuvre pour collecter et conserver un maximum de données climatiques et pour les rendre disponibles aux acteurs pouvant en faire usage.
Par exemple, nous avons été grandement déçus de réaliser que les données permettant d’étudier les différences de température (dT) entre la station de référence Jean-Lesage et les différents quartiers de la Ville de Québec n’étaient disponibles que pour quelques mois, car elles ont été collectées à partir de stations météorologiques mobiles et temporaires disposées par le gouvernement du Québec. Les données de température des stations temporaires du gouvernement du Québec ont été une source utile. Le traitement de ces données et leur combinaison avec les données d’ECCC ont permis de comprendre les variations de température significatives dans la Ville de Québec. Par contre, il aurait été encore plus pertinent d’avoir accès à plusieurs années pour observer des changements, ou pas, dans les dT.
Nous lançons donc la question suivante : si l’installation des stations temporaires en 2011 sur le territoire de la Ville de Québec (année de début de l’étude menée par le gouvernement du Québec sur la variabilité de la température en milieux urbains) avait été permanente, serions-nous en mesure d’avoir des données plus granulaires permettant des alertes de vagues de chaleur adaptées pour chaque quartier?
À propos du stage à la base de cet article – mot de la coresponsable du stage, Ha-Loan Phan, administratrice de Wikimedia Canada
Le présent travail des stagiaires s’inscrit à la suite du projet « Observations météorologiques d’Environnement et Changement climatique Canada dans Wikimedia Commons » mené par Wikimedia Canada (WMCA), et financé par Environnement et Changement climatique Canada (ECCC). Mené entre juin 2019 et le 31 mars 2021, ce projet à permis l’importation de 100 ans de données météorologiques de 8756 stations météorologiques réparties à travers le Canada, dans Wikimedia Commons et leur réutilisation dans d’autres projets Wikimédia, comme Wikipédia. En visualisant ces données, les stagiaires, Laurence Taschereau et Ali Sabzi, boursiers IVADO « Des données pour raconter », contribuent à accroître la sensibilisation du grand public au réchauffement climatique et ses effets sur la vie au Canada.
Les 100 ans de données ont donc servi de point de départ pour faire état des changements climatiques qui affectent la santé des citadins canadiens depuis les dernières décennies et de rendre l’information disponible et accessible au grand public. Pour ce faire, ils ont choisi de se concentrer sur l’enjeu des îlots de chaleur dans une ville en particulier, Québec. Les stagiaires, étant libres de choisir leur sujet de reportage, ont considéré que présenter les données à travers une histoire à petite échelle allait interpeller les lecteurs et lectrices davantage que de dresser un portrait global de la situation. La seule contrainte de ce stage était de mettre en valeur le jeu de données ECCC.
Les données originales d’ECCC comprennent des données mensuelles, quotidiennes et horaires de températures, précipitations et de vents collectés de 1840 à 2018. Cependant, pour certaines stations, des données étaient manquantes ou inexistantes laissant parfois des vides de plusieurs années. De plus, les données téléversées dans Wikimedia Commons sont mensuelles et almanach, les stagiaires ont donc dû importer les données journalières disponibles à la station Jean-Lesage manuellement. L’ensemble des données dans Wikimedia Commons représente un total de 4,5Go avec un total de 26 millions de valeurs.
Laurence Taschereau entame à l’automne 2021 sa dernière année comme étudiante en journalisme à l’Université du Québec à Montréal. Avant de faire ses armes dans le milieu de l’information, elle a étudié en droit à l’Université Laval et a travaillé en tant que sommelière. Depuis toujours, elle s’intéresse aux enjeux environnementaux et à la justice sociale, deux branches de l’actualité qui s’entrecroisent continuellement. En tant que journaliste, elle aspire à démocratiser le contenu de ses reportages en les rendant accessibles et intelligibles, de façon à sensibiliser un vaste public. Elle n’a jamais travaillé à la rédaction de reportages mettant en valeur des données brutes, si ce n’est dans le cadre d’un cours d’introduction au journalisme de données. Elle s’est donc lancée dans l’aventure de ce reportage pour ajouter cette corde à son arc journalistique.
Ali Sabzi entame sa dernière année à la maîtrise professionnelle en ingénierie et analytique de données à Polytechnique Montréal. Avant de se lancer en ingénierie informatique, il a étudié l’ingénierie pétrolière, et ce, jusqu’à la maîtrise, en Iran et en France. Il a par la suite occupé un poste d’ingénieur de production en Iran. Il a donc de l’expérience dans l’utilisation des données massives, puisqu’il a travaillé dans le domaine du pétrole et du gaz pendant de nombreuses années. Mais passer de l’énergie fossile aux sciences de l’environnement et des changements climatiques constitue tout un revirement d’orientation! La principale différence entre ce stage et son expérience professionnelle antérieure est que, dans le présent projet, il a été appelé à intégrer différentes technologies de programmation et de développement Web.
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Entrevue IVADO de Laurence et Ali : retour sur leur stage